Werke & Presse

Présence allemande en Roumanie

par Jean-Luc Tiesset

Par sa position géographique, la Roumanie a été et demeure un véritable carrefour de langues et de cultures, perméable aux influences, et aux invasions, de ses grands voisins. Deux ouvrages récemment parus nous permettent de revenir sur les liens qui existaient au début du XXe siècle entre ce pays de langue romane, mais qui abritait diverses minorités dont une germanophone, et ceux qui l’entouraient. Un roman d’abord, La musique engloutie, du Suisse Christian Haller, qui retrace les années où sa famille vécut à Bucarest. Et puis un étonnant recueil de poèmes quasi miraculeusement sauvé de la destruction, Nous nous embraserons comme en rêve, écrit par Selma Meerbaum. Née comme Paul Celan (son cousin) à Czernowitz (Cernauti), elle mourut à l’âge de dix-huit ans au camp de Mikhaïlovka, en territoire ukrainien occupé par les Allemands.

Les aléas et les drames de l’Histoire qui ont accablé la Roumanie ont produit des horreurs, mais ils n’ont jamais tari le bouillonnement intellectuel qui a permis l’émergence de nombreux auteurs de renommée internationale, d’autant mieux connus en France qu’ils ont été mis à l’honneur au Salon du livre de 2013. Tous n’écrivent pas en roumain, ceux qui s’expriment en français comme Ionesco ou Cioran font désormais partie de notre panthéon national. Mais il en est aussi qui écrivent en allemand : Herta Müller, par exemple, Prix Nobel 2009, a vécu dans sa Roumanie natale jusqu’en 1987. Le roman de Christian Haller a été publié en allemand en 2001. Premier volet d’une Trilogie du souvenir au titre suffisamment explicite, il supporte aussi bien d’être regardé comme un ouvrage autonome, même si l’on espère la traduction en français des volumes suivants. Car la période roumaine de la famille de l’auteur suffit largement à alimenter une intrigue dans laquelle ses aïeux, non seulement sont les jouets des mouvements tectoniques du temps, mais finissent par incarner la chair même de l’Histoire. L’aspect autobiographique du roman relève toutefois d’un traitement particulier : « La dimension autobiographique m’intéresse en ceci qu’elle contribue à la légitimation du texte », confie l’auteur dans une interview pour le site romand Culturactif, ajoutant un peu plus loin : « Ce que j’écris doit être directement appuyé par mon propre vécu ». Christian Haller revendique une grande rigueur narrative, se refusant à ce qu’il appelle « écrire de seconde main ». Chose rare pour un écrivain, il n’hésite donc pas à intervenir dans le roman et à mentionner ses sources lorsqu’il passe en quelque sorte le relai, à dévoiler ce qui relève ordinairement du secret de l’écriture. Par exemple, lorsqu’il parle des massacres de Juifs en 1941 à l’abattoir de Bucarest, dont aucun membre de sa famille n’a été témoin, il invoque « Goldie Horowicz, dont j’ai donné certains traits à Mascha Schachter » (personnage du roman), et transcrit le passage en italique. On ne voit aucune raison de croire qu’il s’agirait là d’un quelconque procédé littéraire. Le narrateur-auteur se rend donc à Bucarest, après la chute de Ceausescu : sa mère lui demande de faire le voyage, avant que la maladie d’Alzheimer ait définitivement effacé sa mémoire, avant sa fin prochaine. Lui seul pourra encore dire ce qui reste là-bas de ce qu’a connu dans son enfance et sa jeunesse cette mère vieillissante, prisonnière « de la gangue des ans ». Pourra-t-il l’en dégager, comme s’il était sur un chantier de fouilles, en examinant sa maison vendue en 1926, en traquant la moindre trace de temps révolu ? Car, pour ce spécialiste de zoologie (science qu’a étudiée Christian Haller) et de paléontologie, la démarche est double, tendre et affective, mais scientifique aussi : il s’agit de comprendre « pourquoi elle s’était éteinte de son vivant comme une espèce de l’ère primaire ». Creusant et observant avec méthode et prudence, il met au jour des fragments et cherche à reconstituer, en même temps que les péripéties de sa propre famille, l’histoire de cette terre déchirée par les conflits et celle des gens qui l’habitèrent. Au-delà de son arbre généalogique, c’est un échantillon d’humanité que le romancier étudie : le bourgeois européen de la Belle Époque, dans sa variété d’Europe centrale, disparu avec elle lorsque celle-ci s’est achevée en cataclysme. Si l’Histoire nous enseigne que bien des Allemands partirent au XIXe siècle chercher ailleurs ce que leur terre ne leur donnait pas ou plus, ce n’est pas tant la pauvreté qui mit le grand-père sur la route en 1912, alors que son propre père déjà avait tourné le dos à sa ville natale, mais plutôt un sentiment de déclassement, assorti d’un désir de revanche, d’une envie de reconstituer un statut social mis à mal – bref, de « restaurer leur ancienne condition ». Le sud de l’Allemagne, Vienne, Bucarest et enfin la Suisse, telles sont les étapes que parcoururent trois générations de la famille S. originaire de Cologne, remontant ou descendant le cours du Danube au gré des circonstances politiques ou économiques, tantôt pleine d’espoir, tantôt obéissant au simple instinct de conservation. Un beau-frère installé à Vienne y pratiquait une activité jadis florissante et aujourd’hui désuète : la teinture des plumes à chapeaux, si utiles aux belles du temps passé, si chatoyantes et si légères... Quoi d’étonnant si un auteur zoologue s’en empare pour jalonner son récit, comme si cette entreprise de correction (d’amélioration ?) de la nature n’était que vanité humaine, comme si la vie ne pesait pas plus que ces jolies plumes emportées dans le tourbillon des années ? L’installation à Bucarest fut d’abord un succès, l’usine de tissage marchait bien, et le grand-père croyait avoir enfin trouvé l’endroit propice à perpétuer l’art de vivre dépérissant à Vienne. La capitale roumaine, promue dans son esprit dépositaire des anciennes valeurs, cultivait donc élégance et raffinement, vie mondaine et confort bourgeois. Mais la famille ne comprit pas, ou alors trop tard, qu’il poursuivait une illusion, que son caractère entreprenant et son optimisme à tout crin confinaient à l’aveuglement : « La famille S. fixait sans comprendre l’avenir qui allait les engloutir ». Après avoir pour un temps quitté la Roumanie lors des vicissitudes que connut le pays pendant la Première Guerre mondiale (il ne faisait pas bon être allemand à Bucarest quand le pays renonça à sa neutralité durant l’été 1916, mais on était mal accueilli aussi en Autriche quand on venait d’un pays ennemi), la famille S. y revint, jusqu’au départ définitif de 1926 qui marqua la fin d’un rêve, l’échec de la tentative d’arrêter le cours du temps. Alors, le grand-père se mit à peindre et à photographier, s’obstinant à fixer dans la représentation qu’il en donnait un monde englouti qu’il ne désespérait pourtant pas de voir renaître : « En peignant, il inscrivait l’éphémère dans la durée et sauvegardait le périssable : la lumière ne risquait pas de décroître, ni les fruits de se rider et de pourrir. » Quant à sa fille, la mère de l’auteur, elle ne se remit jamais de ce départ, comme le souligne cet aveu fait des années plus tard : « Je suis une émigrée, en Suisse je ne me suis jamais sentie autrement qu’une émigrée russe forcée de quitter son pays en 1917... » En arpentant le pavé de Bucarest, le narrateur découvre également ce que sa famille absente n’a pu connaître que par la voix des autres : les marques encore sensibles de la Seconde Guerre mondiale, de toutes les atrocités qui furent épargnées à ceux qui eurent la chance de partir à temps. Une Roumanie étranglée entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie, une population malmenée par les exactions de la « Garde de Fer », et qui passa du régime fasciste d’Antonescu au communisme, subissant une répression après l’autre, jusqu’à la chute de Ceausescu fin 1989. Conclusion amère du narrateur : « je pris conscience qu’on ne saura jamais combien ce siècle produit d’individus qui n’ont pas de mots pour parler de ce qu’ils ont vécu ». Mais le voyage prend un tour inattendu pour celui qui croyait pouvoir se contenter de glaner des images et rassembler des informations qu’il lui suffirait de confronter aux souvenirs de sa mère, parce qu’il « ne restait plus beaucoup de temps pour la rejoindre dans son passé ». Voilà que ces souvenirs tout à coup changent de nature, cessent de lui être étrangers, s’emparent de lui à son insu pour devenir siens : la ville qu’il découvre est déjà en lui. La mémoire en jeu ne se contente plus de suppléer celle de sa mère, le sentiment s’impose d’avoir été personnellement et physiquement présent dans telle ou telle situation vécue par sa famille, alors qu’il n’était même pas encore de ce monde. Au-delà de l’impression banale de « déjà vu » qu’on peut ressentir face à des lieux qu’on découvre pour la première fois, du simple fait que d’autres nous en ont parlé, le narrateur est ainsi conduit à se demander s’il n’existerait pas « un lamarckisme du souvenir, un legs d’images acquises d’une génération à la suivante ». Les souvenirs eux aussi s’inscriraient-ils dans les gènes ? On peut hériter certes des yeux ou du caractère d’un ancêtre, mais peut-on aussi hériter des images contenues dans sa mémoire ? On conçoit que la question intéresse celui qui se passionne pour l’évolution des espèces. Où se loge donc finalement la mémoire, où range-t-on nos souvenirs ? Une partie de la réponse se trouve peut-être dans cette « musique engloutie » qui donne son titre au roman et qui l’accompagne en sourdine. Une musique que la mère seule entend, qui habite celle qui est devenue dépositaire du passé, une musique qu’elle a précisément « engloutie » ou « avalée » (l’allemand dit : verschluckt), et qui double ou remplace sa mémoire déclinante. Tous ceux qu’elle a connus et qui ne sont plus feraient-ils résonner au plus profond d’elle-même cet ultime chœur des temps anciens, voué à disparaître avec elle ? A-t-elle ingéré un passé qu’elle ne peut digérer ? C’est à son fils seul qu’elle confie son secret, à celui qui doit la prolonger dans la chaîne des générations et qui a reçu mission de compenser sa faiblesse, et les mots sortent d’elle comme la musique, à flot continu : « Ils sont tous là tu sais ils n’arrêtent pas de faire de la musique et ils jouent toujours la même chose di da da doum ça n’en finit pas ça n’arrête jamais di da da doum ce sont les revenants ils ne faut pas le dire mais je les appelle les revenants ils n’arrêtent pas de jouer de la musique di da da doum mais garde-le pour toi n’en parle pas sinon les gens diront que je suis folle... » Le roman de Christian Haller n’est donc pas une simple enquête sur le passé de sa famille, sur la quinzaine d’années vécue à Bucarest. Les personnages bien réels qu’il a connus ou qu’il rencontre sont aussi prétexte à remonter le temps, à observer la succession des époques et à s’interroger sur ce qui se transmet d’une génération à l’autre. Ce qui change et ce qui reste : la famille aussi, microcosme de l’espèce humaine, subit les lois de l’évolution. On retrouve l’antique métaphore du fleuve pour figurer le temps qui s’écoule, mais c’est un fleuve bien réel, chargé de son aura légendaire : le Danube, pas aussi bleu qu’on le dit, sur lequel se sont connus jadis la grand-mère et le grand-père, passagers de ces bateaux qui tanguent comme tangue la vie en un roulis sans fin qui ouvre et ferme le roman.

 

«J’ai vécu un exil secondaire»

Invité jeudi à Genève, Christian Haller évoque la manière dont il a été marqué par l’exil de sa mère dans La Musique engloutie.

JEUDI 8 NOVEMBRE 2018 ANNE PITTELOUD

Sa mère a avalé une musique, qui résonne dans son ventre. Elle entend aussi des voix, comme une radio qui ne diffuserait que pour elle et lui raconte son histoire et celle de sa famille. Autant de fantômes surgis de sa jeunesse et d’un âge d’or perdu: la Roumanie du début du XXe siècle, quittée en 1926 mais dont le cœur bat toujours en elle. «Elle m’a dit un jour, dans sa maison de retraite: ‘Je veux savoir si ma Roumanie existe toujours’, raconte Christian Haller. J’y suis allé.»

C’est cette rencontre avec Bucarest que l’écrivain argovien né en 1943, voix majeure de Suisse alémanique, raconte dans La Musique engloutie. Ce premier roman traduit en français fait partie de sa «Trilogie du souvenir» (Trilogie des Erinnerns, Prix Schiller 2007). De façon troublante, Christian Haller mêle ici strates de temps et de réalités en écho à une mémoire qui s’efface, tissant une trame très subtile qui retrace à la fois l’histoire familiale et celle du siècle. Il sera à Genève jeudi pour un dialogue avec l’écrivaine française Nathalie Azoulai, à l’invitation de la Maison de Rousseau et de la littérature (lire ci-dessous). Entretien.

A Genève, vous parlerez de l’empreinte laissée sur ceux dont les aïeux ont dû fuir. Quelles ont été ces traces, pour vous?

Christian Haller: On peut dire que j’ai vécu un exil secondaire (rire). Enfant, j’étais littéralement emprisonné dans les souvenirs de ma mère, ils m’ont imprégné et beaucoup influencé. Sa famille a quitté la Roumanie définitivement en 1926, pour revenir en Suisse, et ses années d’enfance et de jeunesse à Bucarest étaient à ses yeux les meilleures de son existence. Alors qu’elle était suisse, elle s’est toujours sentie exilée ici.

Moi non plus, je n’ai jamais eu le sentiment de faire partie du village, d’appartenir. Je n’ai pas de racines liées à un lieu et me suis toujours senti différent. J’ai découvert à Bucarest que c’était la part d’âme roumaine transmise par ma mère qui me séparait des autres.

Pourquoi vos grands-parents ont-ils dû fuir Bucarest?

Mon grand-père y dirigeait une usine de textile. L’économie roumaine était alors florissante grâce au pétrole. La famille appartenait à la bourgeoisie, classe sociale qui disparaît avec la Première Guerre mondiale. C’est tout un monde qui prend fin, alors que se développent l’antisémitisme et le nationalisme. Une loi stipulait ainsi que les étrangers ne pouvaient pas avoir une position de direction. Le départ de la famille a marqué son déclin. L’essor de la Garde de fer débouche sur un fascisme d’Etat avec l’arrivée au pouvoir d’Antonescu en 1940.

Qu’avez-vous trouvé à Bucarest?

C’est devenu mon Bucarest, différent de celui de ma mère. Je l’aime beaucoup, j’y ai des amis écrivains. La ville m’a paru très familière, j’ai eu l’impression de reconnaître les lieux. Il est même arrivé quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer. On m’avait dit que tout avait été détruit dans le quartier et la rue où vivait ma mère. J’y suis allé et en effet, ce n’était que ruines. J’étais résigné à ne rien trouver. Arrivé sur une place, j’ai vu sur ma gauche une église. «Voilà notre église», ai-je pensé. Et soudain j’ai su qu’il était impossible que je la connaisse. Ce qui a été miraculeux, c’est qu’une fois l’église reconnue, j’ai pu lire toute la place: j’ai vu l’usine, le tram, le chemin de l’école de ma mère… C’était comme si deux images se juxtaposaient. J’ai couru: je savais que sa maison était deux cents mètres plus loin. Et elle était là, bien réelle.

Le roman mélange les temps et les niveaux de réalité. Comment s’est élaborée cette construction, qui fait écho au propos?

Je ne l’ai pas décidé à l’avance. Ecriture et recherches se sont déroulées en parallèle et j’avais le sentiment que je ne devais pas diriger la forme, qu’au contraire le langage me menait. Cette forme a ainsi grandi au fil de mes recherches, de mes pensées et des souvenirs de ma mère, lentement, dans des phrases longues comme des ondes. Alors que j’écrivais, des éléments étonnants sont venus à moi. J’ai par exemple découvert que c’est à Laufenburg, où je vis, que mes grands-parents se sont rencontrés et mariés, et que mon grand-père y avait une usine. Enfant, j’étais fasciné par l’archéologie: l’écriture de la trilogie a été pour moi un travail archéologique. Je suis descendu strate après strate dans le passé familial. Mais aussi dans celui de l’époque, ce XXe siècle qui a connu de tels changements.

Ces bouleversements sont en effet en filigrane du récit.

Les personnages luttent avec les circonstances données par le temps, par le collectif. A Bucarest, ma mère vivait dans une monarchie, qui a laissé la place au fascisme puis au communisme, avant le capitalisme d’aujourd’hui. Le pays a traversé les extrêmes.

Le roman est ponctué de brefs interludes scientifiques au sujet des oiseaux, et notamment de leurs plumes et couleurs…

J’ai étudié la zoologie, et je voulais évoquer les changements du siècle aussi dans le domaine des sciences, naturelles notamment. C’est ce que rappellent ces interludes, de façon légère, fine, par petites touches. Les plumes renvoient à celles des chapeaux des dames… Quant aux couleurs, chaque volume de la trilogie est défini par une couleur et une matière différentes. Pour La Musique engloutie, c’est le jaune et le tissu. Il s’agit de donner au récit une tonalité, un rythme particuliers. Je tisse des correspondances entre cette couleur et le matériau, le contenu.

Votre écriture est très précise. Un héritage de votre formation scientifique?

Oui, ces études ont été importantes pour moi. J’ai essayé de trouver une élégance du langage. Il est crucial d’être précis: approcher quelque chose de près ouvre à une poésie inédite, à un parfum, comme si jamais auparavant on n’avait vraiment vu ce qui est décrit.

La Musique engloutie a été traduit en roumain. Quelle a été sa réception?

Très intéressante. Quand on pense au passé, en Roumanie, surgit aussitôt l’ère Ceausescu; or mon roman parle surtout de ce qui précède, de Bucarest comme un petit Paris où il faisait bon vivre. Qu’un auteur venu d’ailleurs porte ce regard sur leur ville leur a permis de la voir autrement, hors du brouillard Ceausescu.